Par Stéphane Laborde

Le jeu d'échecs est fascinant à plus d'un titre, non seulement par sa profondeur, sa richesse combinatoire et stratégique, ses grands champions, sa dimension éducative et sportive, mais peut-être aussi et surtout parce qu'il a plus de 1500 ans d'Histoire et qu'on ne connaît aujourd'hui que l'aboutissement d'un lent processus de mise au point qui dépasse la vie humaine. Générations après générations les joueurs de Chaturanga, de Shatrang, d'Ajedrez, du jeu d'échecs, l'ont perfectionné dans sa forme et dans sa pratique.

Tout ceci ce sont les Historiens du jeu qui nous l'ont transmis au fil des âges, dont le Maître International et Champion de France 1978 et 1982 Nicolas Giffard nous a légué une somme considérable dans sa "Fabuleuse histoire des champions d'échecs" publiée en 1977, et reprise depuis dans son "Nouveau guide des échecs : traité complet" publié en 2009. Une somme qui a formé à l'Histoire échiquéenne des générations de joueurs et de passionnés.

Dans cette Histoire longue et passionnante, François-André Danican Philidor (1726 - 1795) tient une place considérable pour quantité de raisons. Je ne m'attarderai pas sur la dimension multiple de l'homme qui était aussi un grand musicien, toujours joué de nos jours, mais sur sa seule dimension échiquéenne.

Le XVIIIème siècle est une époque fondatrice à plus d'un titre, à cause de la Révolution Française bien sûr, mais aussi à cause de l'aboutissement de la Révolution scientifique initiée à la Renaissance et qui permettra notamment la Révolution industrielle. Il est important à ce sujet de noter que Philidor cite dans sa préface de l'édition définitive de 1777 le très grand mathématicien Leibnitz, qui qualifie le jeu de "Science".

" les joueurs d'échecs vont pouvoir étudier et appliquer les Lois qui gouvernent les mécanismes maintenant bien connus du jeu "

C'est ainsi que Philidor va être le premier joueur, non seulement à dominer la planète échiquéenne sans rival, mais aussi et surtout à nous révéler les principes scientifiques du bon jeu. Avec son "Analyse du jeu d'échecs" publiée la première fois en 1749 et finalisée en 1777, les joueurs d'échecs vont pouvoir étudier et appliquer les Lois qui gouvernent les mécanismes maintenant bien connus du jeu : l'importance du centre, du développement, du choix du côté du roque, des colonnes ouvertes, des avant-postes, des pions passés, des finales, de l'opposition, des positions clés fondamentales comme celles de la finale Tour et Fou contre Tour, de Tour et pion contre Tour, du mat du Fou et du Cavalier, du mat de la Tour et d'autres thèmes plus subtils encore.

L'Analyse de Philidor est ainsi au jeu d'échecs un équivalent historique des Principia d'Isaac Newton (1687) pour la physique, ou du "discours de la méthode" de René Descartes (1637). C'est sans doute aussi le premier livre qui nous donne le témoignage de la convergence internationale des règles du jeu alors que l'Analyse nous révèle que le pat est encore considéré comme une victoire en Angleterre, mais plus pour très longtemps (Philidor finira sa vie à Londres où il sera soutenu pour jouer au club d'échecs).

Quantité de rééditions du "Philidor" suivront tout au long du XIXème siècle, dont certaines proposeront une modernisation partielle, intégrant une notation algébrique longue alors que le traité original est écrit en notation descriptive (ex : Philidor écrit 1. Cf3 sous la forme "le Cavalier sur la troisième case du Fou de son Roi", que l'on peut écrire aussi 1. Cg1-f3). Puis, au XXème siècle, plus rien !

Quelques fac-similés (copies directes) certes, mais pas de remise en forme, ce qui laisse toute une génération de joueurs passionnés sur leur faim. Pour lire le Philidor au XXème siècle, il faut soit apprendre la notation descriptive très lourde, soit se contenter d'éditions plus rares avec très peu de diagrammes et où les commentaires sont toujours, comme dans l'original, relégués en fin de partie obligeant le lecteur à tourner les pages à chaque note.

" Philidor nous explique le jeu comme s'il était avec nous et c'est, je le crois, un des meilleurs manuels échiquéens de tous les temps "

Philidor



Pourtant Philidor est toujours là, sa lumière brille toujours, et avec une intensité qui ne faiblit pas ! Que ce soit dans la défense Philidor que le GMI Christian Bauer a remis au goût du jour, dans la fameuse "position de Philidor" de la finale Tour et Pion contre Tour, ou dans la plus rare mais non-moins importante finale de Philidor Tour et Fou contre Tour, que même Svidler n'a pas réussi à défendre face à Carlsen au Championnat du Monde de Blitz de Moscou 2010 (où l'on voit comment Carlsen obtient finalement la position gagnante de Philidor !). Mieux, la Fédération Française des échecs remet annuellement des "Philidors", et beaucoup de clubs portent encore le nom du grand fondateur.

J'ai voulu lire le Philidor comme on lirait un manuel moderne, et ne trouvant pas ce que je cherchais, je me suis donc décidé d'en réaliser une nouvelle édition entièrement modernisée en notation algébrique condensée et agrémentée de centaines de diagrammes, un tous les 4 à 5 coups, permettant une lecture aisée, y compris sans échiquier. Quelques rares traductions de formulation du Français du XIIIème siècles ont aussi été nécessaires, outre la traduction algébrique, mais tout y est, Philidor nous explique le jeu comme s'il était avec nous et c'est, je le crois, un des meilleurs manuels échiquéens de tous les temps.

Sans doute parce que l'époque où parle Philidor l'oblige à être très proche des éléments fondamentaux, mais aussi parce que sa méthode pédagogique qui consiste à commenter abondamment les coups dans une série de 11 parties complètes et plus de variantes encore, ainsi que les 13 finales essentielles, en font une somme complète pour qui veut pouvoir tout trouver dans un seul manuel. Bien sûr les débuts de parties sont limités, car conformes à l'époque (beaucoup de Gambit du Roi !), mais on n'apprend pas les Lois du jeu ni les mats élémentaires par l'apprentissage des ouvertures.

" Comprendre donc la position historique de l'Analyse Philidorienne, c'est comprendre une autre dimension de la pédagogie échiquéenne "

Philidor



Je souhaite que les joueurs modernes qui apprennent le jeu et souhaitent atteindre un bon degré de maîtrise puissent tirer tous les bénéfices de l'enseignement de Philidor, et que plus généralement on considère le fait important, trop souvent négligé à mon goût, que la compréhension des éléments profonds concernant toute matière scientifique, peut se faire avec un plus grand bénéfice par l'étude dans le sens historique des progrès que dans le seul apprentissage des concepts présents qui masquent des difficultés importantes à apprivoiser.

Parce que, si dans l'histoire, tel ou tel événement méthodologique ou conceptuel, a changé l'approche et la compréhension d'un domaine d'étude, c'est qu'à ce moment là, la compréhension des phénomènes est bloquée par des concepts limités. La compréhension de la révolution historique des concepts, est sans doute plus importante encore, plus fondamentale, que les concepts eux-mêmes.

Comprendre donc la position historique de l'Analyse Philidorienne, c'est comprendre une autre dimension de la pédagogie échiquéenne, tout comme la compréhension de la position historique de l'invention mathématique ouvre une autre dimension de l'enseignement des mathématiques.

Je rejoins donc Leibnitz : oui, le jeu d'échecs est une Science. Je rajoute : l'enseignement du jeu d'échecs par la compréhension de son histoire nous révèle la possibilité plus générale de l'enseignement des sciences par la succession de ses révolutions. C'est peut-être là un autre legs que nous transmet Philidor.

Stéphane Laborde, Paris, le 12 Janvier 2015 Site officiel du Philidor 2014 : www.philidor.diagonaletv.com.

Philidor



La Fédération Française des Échecs remercie Stéphane Laborde pour cet article. Retrouvez la page dédiée à Philidor et en particulier à la réédition de l'ouvrage analyse du jeu d'échecs par Stéphane Laborde.

vous pouvez aussi regarder cette présentation du livre de Philidor en vidéo.